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Les Orageuses

Si vous pouviez connaître à l’avance les circonstances exactes de votre mort, voudriez-vous savoir ? Moi, je sais. Je sais qu’un jour, la foudre me frappera, et que j’en mourrai.

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C’est une tradition dans ma famille : nous sommes maudites de mère en fille, depuis la nuit des temps. Ma mère est morte frappée par la foudre, sur le tapis son salon, dans un immeuble moderne équipé d’un paratonnerre. Ma grand-mère a été poignardée par un éclair au fond de son propre lit, terrée sous une demi-douzaine d’édredons en plumes. Avant elle, mon arrière-grand-mère s’est embrasée au beau milieu d’une messe, sous les yeux stupéfaits de la paroisse entière. Les fidèles, tout à leur chant, n’avaient pas entendu gronder le tonnerre. Et la liste des coups de foudre remonte ainsi tout au long de mon arbre généalogique.

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Nous avons tout fait pour contrer notre triste sort : nous avons fait des offrandes à Zeus, nous avons chanté des psaumes à Thor. Nous avons supplié les médecins d’analyser notre sang, de trouver des réponses dans notre ADN. Mais en vain. Rien n’explique cette destinée funeste. J’ai fini par me dire que mourir par la foudre n’est pas la moins enviable des morts.

Ainsi la question est réglée. Je sais qu’un jour, le feu du ciel m’arrachera à ce monde, sans que je n’y puisse rien. Et je m’interroge en voyant tous ces vivants qui s’agitent, en s’efforçant d’oublier que la mort leur court après. Au bout du compte, nul n’est à l’abri d’un coup de foudre.

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Par défi, par provocation, mais surtout parce que je n’ai pas l’intention de vivre dans la peur, je suis chasseuse d’orages. Je traque les cumulonimbus jusqu’aux confins du ciel. Je fais tout ce qu’il ne faut pas faire : je me tiens debout au milieu des plaines, mon téléobjectif dégainé dans toute sa longueur, les pieds dans l’eau noire, et je mitraille le ciel, en attendant qu’il me rende la pareille. Je photographie ma propre mort, sombre et lumineuse, sublime, terrifiante. Avec le temps, elle m’est devenue familière. Je sais ma thermodynamique sur le bout des doigts. Il y a quelque chose de grisant à danser sous l’orage quand tout le monde court se mettre à l’abri. Pourtant, eux ne risquent pas grand-chose ; moi, si. Et c’est sans doute pour cette raison que seule, je suis en mesure d’affronter la foudre d’égale à égale.

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J’ignore si, le jour fatidique où je disparaitrai dans un éclair, je le saurais ou non. J’ignore si mon café du matin aura un goût différent, si mes doigts trembleront en chargeant mes pellicules. Peut-être bien que ce sera un jour parfaitement ordinaire. Je foncerais vers les ténèbres sans me douter de rien, et en doutant de tout, comme toujours. Ou peut-être bien qu’en réalité, je meurs un peu à chaque fois, lorsque mes yeux caressent le gris du ciel et que je songe : le vent se lève.

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Noémie Fachan

Une nuit sans tisane

Prenez garde au loup, car c’est les femmes qu’il emporte.

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C’est la malédiction de notre village. Le Loup emporte les filles qui saignent, si elles ont le malheur de rester éveillées la nuit et de regarder la lune en face.

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Le Loup se joue des portes, des verrous, des barricades, des hommes armés de fourches. Au moindre clair de lune, il flaire le sang qui coule entre nos jambes insomniaques. Inutile d’espérer lui échapper. Aussi les femmes de chez nous, quelques jours par mois, se réfugient dans leurs chaumières bien avant le crépuscule, et se préparent une tisane de feuilles rouges, celles qui plongent dans un sommeil profond. Rentrez tôt, mes filles ; buvez votre tisane, et fermez les yeux. Bientôt le sang de vos ventres tarira à nouveau. Bientôt le danger sera écarté – jusqu’à la prochaine nuit de sang.

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Voici trois ans que je saigne, et trois ans que je tiens le Loup à distance. Le buisson de feuilles rouges au fond du jardin de mon père se porte bien. Rami, le jeune bûcheron qui s’entête à réclamer ma main, répète constamment qu’en dormant dans son lit, je serais à l’abri des crocs les plus acérés. Ce sont des balivernes : seule la tisane de sommeil a le pouvoir de me garder du danger. Et puis, j’ai toujours été claire avec Rami. Il devra en épouser une autre, c’est ainsi.

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A l’automne, mes parents partent vendre notre bois dans la province voisine. Je suis seule chez moi, et mes nuits de sang s’annoncent. Je connais la musique. A l’heure où les rayons déclinent dans la forêt empourprée, je me hâte de rentrer. Frissonnante dans mon châle, je pose la bouilloire sur le poêle. Soudain je sursaute : on a frappé. Mon cœur s’emballe, mais je me résonne : il serait surprenant qu’une bête sauvage attende sur le pas de la porte qu’on l’autorise à entrer.

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C’est Rami. J’aurais dû m’en douter. Il m’explique pour la quarantième fois à quel point je suis faite pour lui, et lui pour moi. Agacée, je réponds avec lassitude, tout en surveillant ma bouilloire. Rami s’énerve face à mon indifférence. Il tente de m’embrasser. Je le repousse. Il recommence. Je le repousse plus fort.

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Le désir se change en haine dans ses yeux. Et d’un seul coup, il m’arrache des mains mon pot d’herbes rouges, et il s’enfuit dans la nuit. Je reste pétrifiée.

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Pendant une minute, je suis persuadée qu’il va revenir. Puis une sueur glacée coule entre mes omoplates, quand je comprends à quel sort il vient de me condamner. Je me précipite sur le pas de la porte, j’appelle à l’aide, je supplie quelqu’un de venir m’assister. Mais la nuit d’automne est si fraîche, tous sont rentrés dans leurs foyers. Je suis seule avec le Loup qui me guette. Par la fenêtre, j’aperçois le buisson d’herbes rouges au fond du jardin de mon père. Il semble tout proche, tout proche, et pourtant si loin. Il faudrait traverser le jardin baigné d’ombre pour en arracher une poignée. Mais si la lumière de la lune me touchait…

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Plus je tarde, et plus la nuit s’épaissit. Soudain un gros nuage masque cette maudite lune ; je me précipite dehors.

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Une, deux, trois foulées, et mes doigts se referment sur les feuilles rouges. Allons, c’est presque terminé…

 

C’est au milieu du jardin que la lune me cueille. Tout s’illumine autour de moi. Mes pieds s’ancrent aussitôt dans la terre humide. Un spasme foudroyant me déchire le ventre, mes poils se hérissent partout depuis ma toison pubienne. Puis ils épaississent. Noirs et brillants, ils me sortent du derme en fourrure drue, partout sur le corps. Mes ongles se font griffes. Une mâchoire puissante s’installe dans ma bouche. Du fond de mes poumons monte un hurlement qui déchire la nuit. Ainsi le Loup m’emporte.

Un bruit de verre brisé retentit derrière moi. Mon œil transperce celui de Rami, figé d’horreur à l’entrée du jardin. Pris de remord, il venait me rapporter le pot dérobé.

 

Prenez garde au Loup. Car c’est les femmes qu’il emporte.

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Noémie Fachan

Le Cloître des Maudites

Ecoute bien, car je ne répéterai pas.

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Demain, tu te lèveras à l’aube, comme toujours. Tu iras puiser de l’eau pour la toute dernière fois. L’anse aux bords coupants t’écorchera les paumes, mais tu n’auras pas mal. Tu ne grelotteras pas dans la brume matinale. Tu ne ressentiras ni la douleur, ni le froid. Rien ne résonnera plus en toi que ma voix.

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Tu jetteras une pincée de cette poudre dans chaque cruche, chaque carafe de la demeure. Puis tu iras faire les lessives, pour bien en laver toute trace de tes doigts.

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A la tombée du jour, l’un après l’autre, ils s’étoufferont à tes pieds, le visage bleu. Ils lacèreront leurs gorges en vain. Sans que nul n’y puisse rien, ils mourront sous tes yeux.

Le maître répugnant, amateur de petites servantes : il mourra.

La maîtresse qui t’a jetée en pâture pour mieux se soustraire au calvaire conjugal : elle mourra.

Les camarades de chambrée qui faisaient semblant de dormir : elles mourront.

Les hommes qui ronflaient bien tranquilles dans la grange voisine alors que tu implorais leur aide : ils mourront.

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Puis, les créatures de la nuit viendront se repaître des charognes. Il n’en restera rien, pas une dent, pas un ongle. Par ce don de chair et de sang, les forces obscures scelleront un pacte avec toi.

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Enfin tu te retrouveras seule. Tu pourras dormir dans la soie la plus fine. L’or, les perles, les chiens, les chevaux, les terres ; tout cela t’appartiendra. Si les gardes viennent pour t’arrêter, la forêt les dévorera.

Seules, se frayeront un passage sur ton domaine les femmes perdues, les filles de joie, les servantes en fuite. Les fugueuses seront les bienvenues sous ton toit. Parfois, le soir, vous irez toutes ensemble danser avec les Nocturnes, et vous allumerez des feux de joie.

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Ce sera le Cloître des Maudites. Il n’y aura qu’Elles, la Nuit, et Toi.

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Quelques fois tu visiteras les chaumières voisines, silencieuse comme une ombre, agile comme un chat. A l’oreille des endormis, tu murmureras :

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Prenez garde.

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Prenez garde à ne pas souiller les âmes lumineuses, car vous n’êtes pas prêts à affronter notre noirceur.

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Noémie Fachan

Possessive

Je me souviens du jour où ton âme a touché la mienne

 

Je me souviens de la lumière

Je peux entendre la musique

Et je me souviens de tes yeux

Un seul regard de toi m’a suffi pour savoir que je ne m’appartenais plus

 

Alors

Je me suis jetée à ton cou

Je me suis jetée dans tes draps

Je t’ai offert ma vie et bien plus encore

 

Mais toi mon bel amour

Toi

Malgré tes œillades de velours

Tu ne m’appartenais pas

 

Je me demande bien pourquoi les cieux t’ont mis sur mon chemin

Si c’est pour faire le constat que toi et moi ça ne donne rien

 

Elle est pourtant irrésistible

Ton âme

Elle est douce

Drôle et puissante

Elle fait danser la mienne comme aucune autre

Mais elle est aussi légère

Egoïste et cruelle

Insaisissable

Ton âme m’obsède autant qu’elle m’excède

Oui ton âme est irrésistible

Est-ce une belle âme pour autant

 

Les jolis cœurs dans ton genre n’ont jamais l’air de se méfier

Tu m’as laissé me consumer

Il fallait bien que je me venge

 

Car je connais plusieurs moyens

Vois-tu

De posséder quelqu’un

 

Ton âme

Il m’a suffi de trois fois rien

Pour l’aspirer hors de ton joli corps

A quoi te servent à présent tes beaux yeux morts

Quand ton souffle de vie tournoie entre mes paumes

Quand tu hurles en silence que tu préfères la mort

 

Mais de tout décès je te préserve avec soin

Je te garde dans un flacon

Posé sur ma plus belle étagère

En souvenir de ce jour où ton âme a touché la mienne

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Noémie Fachan 

Jeu de Paume

Les jeunes filles virevoltent dans la salle de bal comme une tourmente de flocons blancs.

Nous sommes les débutantes, toutes fraîches sorties de la nursery pour rejoindre cette scène étrangement attirante qu’on appelle le monde. Dans les miroirs qui tapissent les murs, je ne me retrouve pas. Comme toutes les autres, je porte mes cheveux relevés en couronne au-dessus d’une robe virginale. Nous sommes aussi identiques que les bourgeons d’un même arbre et pourtant, ces messieurs nous scrutent dans les moindres détails, cherchant entre nos dentelles et nos rubans le je-ne-sais-quoi fatal, le grain de beauté, la fossette enchanteresse qui fera qu’ils voudront pour femme celle-ci plutôt que celle-là.

 

Minuit approche et à la lueur des flambeaux, les demoiselles ont les joues rosies par la danse. Soudain, c’est l’émotion : les officiers ont fait venir une voyante. Son velours noir contraste avec notre satin blanc. Elle prend place, solennelle malgré les visages hilares, et attend que le silence se fasse.

 

- Montrez-moi vos mains.

 

Une jeune fille est pressée par la foule de s’asseoir à sa table. Avec ses yeux verts et son cou gracile, c’est une des étoiles de la saison. Les messieurs veulent tout savoir. La prédiction ne déçoit pas : beau mariage, beaux enfants, et même une invitation à la Cour. La débutante reprend sa main, soulagée d’être bénie jusque dans les lignes qui sillonnent ses paumes. Les autres filles, galvanisées, retirent à la hâte leurs gants. La voyante prédit des rhumes à surveiller, des alliances fécondes, des grands bruns ténébreux à surtout éviter. Les messieurs ricanent, les demoiselles gloussent, les chaperons se rengorgent. Enfin c’est mon tour ; je tends craintivement la main, que la voyante enserre entre ses griffes rouges.

 

- Fiancée à dix-neuf ans, mariée à vingt, enceinte l’année suivante. Beaucoup de bonheur.

 

Le spectacle prend fin ; on applaudit la voyante pour ses visions charmantes, et une bourse replète disparaît dans les pans de velours noir.

Je devrais me réjouir de ce bonheur qui m’attend. Pourtant mon souffle me fait mal.

 

Dans le reflet d’une fenêtre, je retrouve enfin mon visage. Je plaque une main sur la vitre pour ressentir le froid du vaste monde. Soudain, je la vois. De l’autre côté du verre, la voyante est là, la main posée exactement où j’ai posé la mienne.

Et j’entends sa voix.

 

Non, tu n’auras jamais la bague au doigt.

Tu brûleras ta robe blanche.

Tu exploreras des rivages, des forêts anciennes, des mondes oubliés par-delà les mers.

Tu connaîtras l’amour cent fois.

Tu ne retourneras jamais à la nursery, ventre bombé en avant.

Aucune force, aucun homme ne t’enchaînera.

Tu tutoieras les étoiles et les forces invisibles. 

Ta tombe sera celle d’une mage, moitié six pieds sous terre, moitié dans l’au-delà.

Tu appartiens au monde. Le monde t’appartiendra.

 

Je cligne des yeux ; la voyante n’est plus là.

Au creux de ma paume, les lignes me brûlent. Je serre le poing, pour graver dans ma chair la prophétie déposée entre mes mains.

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Noémie Fachan

A trop vouloir

C’est au temps des moissons, quand les greniers débordent et que les fruits s’amoncellent, quand l’air lui-même semble chargé de miel, que Judy enterre son septième enfant né sans vie. Plus personne ne s’en émeut. La fête, ce soir, aura bien lieu. S’il fallait faire taire l’orchestre à chaque fois que Judy pleure un enfant…

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Judy est potière et sans savoir pourquoi, elle place les petits corps dans des amphores, mort après mort. Peut-être dans l’espoir que les cocons d’argile rappellent aux bébés le ventre de leur mère. Peut-être parce qu’ils sont trop menus, trop légers pour finir entre quatre planches solennelles. Sept amphores d’amour éperdu et de cœur brisé, enfouies là sous les branches d’un arbre au caramel. Qui aurait cru qu’un parfum si gourmand puisse faire autant souffrir.

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Les feux de joie illuminent bientôt la campagne. Judy entend déjà les tambours, les violons et les rires. Une fois de plus, ils résonneront sans elle. Dans cette nuit presque orange, les ombres qui dansent sur les feuillages sont bien étranges. Judy sait que les yeux qui ont trop pleuré sont promptes à s’imaginer des choses, aussi elle ne crie pas quand une silhouette aussi noueuse qu’un tronc se détache de l’arbre au caramel. Voir la mort en face ne lui semble pas si délirant.

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- Merci pour tes cadeaux, sculpteuse d’argile.

- Quels cadeaux ?

- Les sept amphores que tu m’as offertes, et leur contenu précieux.

- Je ne vous ai rien offert du tout. J’ai enterré mes enfants.

- Cela revient au même.

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Derrière ses iris noyés, Judy distingue mal les traits de celui ou celle qui lui fait cette mauvaise plaisanterie.  

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- On m’honore rarement aussi bien. Aussi, c’est à moi de te faire un cadeau. J’ai le pouvoir de t’accorder exactement ce que tu veux.

- Ce que je veux ?

 

Judy grince des dents, car elle n’a plus la force de vouloir. Elle aurait voulu, ça oui. Elle aurait voulu entendre les premiers souffles, les premiers cris. Elle aurait voulu tenir contre son cœur des petits êtres chauds et palpitants. Elle aurait voulu ne pas se vider de ses larmes à chaque moisson. Mais à présent, elle ne veut plus rien. Pas même ressusciter ses enfants. Ils se sont envolés avec ses désirs, son rire et sa jeunesse. Judy ne veut plus rien.

 

 

- Ce que je veux : rien.

- Il faut pourtant que je te rende ta faveur.

- Non, c’est ce que je veux. Rien.

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D’un large mouvement de son bras, Judy englobe les feux de joie qui crépitent dans les champs, les rondes de danse, les tambours et les violons. Mais aussi sa chaumière, et l’homme endormi dans son lit, qui a bu trop de vin pour adoucir sa peine. Les greniers pleins à craquer. Les sacs de pommes et les tonneaux de miel. Tout, tout, tout : rien.

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La silhouette sombre hoche la tête. Une promesse est une promesse.

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Le feuillage de l’arbre au caramel devient dense et touffu. Son ombre s’étend haut dans le ciel, en direction des champs. Et sous les yeux de Judy qui sont secs à présent, la vague de ténèbres avale la lumière des feux, des torches, des chandelles et des étoiles.

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Noémie Fachan

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